La louve enragée de Villadin :
Les sources et informations de cette publication sont issues :
-du remarquable article que M Lucien Weil (alors président
de la Société Académique de l'Aube), a publié en 1967 dans l'almanach de l'Est-Eclair. Ecrit dans un style très romanesque et superbement illustré par Lucienne Dorey-Demoulin, il raconte la
sanglante équipée d'une louve enragée en 1774 entre Villadin et Estissac. Pour sa documentation, M Weil a puisé dans deux dossiers conservés aux Archives Départementales de l'Aube sous les cotes
C 1156 et C 1165. On y trouve une abondante correspondance entre les protagonistes de l'affaire. Leurs écrits sont si vivants et chargés d'émotion, que seuls quelques paragraphes de liaison ont
été rédigés.
-Quand les loups semaient la terreur dans nos
campagnes
La louve de Villadin (publié dans la Vie en Champagne N° 35 en février 2004)
Merci à Gérard Saint Paul de Villadin. http://aupaysdescruches.voila.net/histlou1recit.htm
Voici donc l'histoire de la louve de Villadin racontée par ceux qui l'ont vécue.
« La bête du Gévaudan n’était pas si cruelle »
Le lundi 2 janvier 1775, Pierre-Jean Paillot, subdélégué de Troyes, écrit à Gaspard Rouillé d’Orfeuil, intendant de la généralité de Champagne :
Un loup enragé s’est répandu dans les paroisses de Mesnil-St Loup, Villadin et Estissac et y a blessé, suivant ce qu’on m’écrit, plus de 20 personnes très grièvement. Cela m’a paru si considérable que j’ai cru devoir faire partir sur le champ un médecin et un chirurgien pour les panser. Le loup a été tué à Estissac où il s’était jeté sur un garçon charpentier qu’il a blessé au visage. Malgré cela ce garçon a terrassé le loup et l’a tenu si ferme sous lui qu’il n’a pu le mordre et qu’on l’a tué à coups de couteau.
On m’écrit que plusieurs ont été chez une Madame de Bragelonne qui, en qualité de parente de saint Hubert, prétend avoir le droit de toucher les blessés. Mais elle leur a dit que comme les blessures étaient fort grandes et qu’il y avait beaucoup de déchirures, elle ne voulait pas répondre de les garantir.
Une lettre d’Antoine Voisin, curé de Villadin, adressée audit Paillot et datée du même 2 janvier donne tous les détails :
Mardi 27 décembre est arrivé un loup enragé sur le berger de cette paroisse ; il lui a sauté au visage, lui a fait vingt-deux blessures par tout le corps. Son frère est venu à son secours, le loup s’est jeté dessus, lui a percé le bras ; heureusement le vent a envolé son chapeau, le loup a couru, l’a pris et déchiré. Cela s’est passé sur le bord du bois ; il y avait dans le bois au moins trente personnes, le loup a été après, a pris une femme par le cotillon voulant la terrasser. Un homme est venu, lui a donné un coup de serpe. Le loup lui a percé la main en cinq places, il s’est jeté sur un autre, l’a pris au visage, lui arraché une dent et percé la joue en trois endroits. L’ayant quitté, il a trouvé un habit qu’il a emporté et déchiré.
Le bruit s’est répandu dans le village, on a sonné la cloche, tout le monde a couru étant bien armé mais la bête avait pris les champs. Il était environ trois heures de l’après-midi et sur les quatre heures, le loup s’est trouvé à Faux ; nous en sortions, MM les curés de St Lupien, de Mesnil, de Pâlis et moi. Au coin du cimetière, nous nous sommes séparés. Le curé de Pâlis était avec les nommés Portelait et Prévost, de Villemaur. A peine ont-ils été dans la rue qui conduit à Pâlis qu’ils ont aperçu le loup ; il est venu à eux et a pris Portelait à la gorge. Les deux autres ont cassé leurs bâtons sur le corps du loup qui enfin a abandonné sa proie et a pris la plaine vers le Mesnil St Loup. Les trois hommes sont retournés chez M le curé de Faux pour étancher le sang qui coulait de la gorge du blessé. J’étais au mauvais vent et je n’ai pas entendu les cris car j’avais mon fusil chargé à balles.
Le loup est entré au Mesnil la nuit formée et comme il y avait eu quatre maisons et trois granges de brûlées la veille, le monde était encore à garder le feu. Cette bête furieuse s’est jetée indistinctement sur un chacun, en a blessé dix-sept dangereusement dont un que je crois mort car il avait le crâne découvert et offensé (sic).
Sur les onze heures du soir, le loup s’est trouvé à St-Liébault, a attaqué le charron, lui a fait plusieurs blessures, mais celui-ci, fort et courageux, l’a pris entre ses bras en criant au secours. Le garçon du boucher l’a achevé avec son couteau. Le charron lui avait arraché la mâchoire.
Tout cela s’est passé depuis trois heures jusqu’à onze heures du soir que la bête fut tuée.
Le lendemain, dès le matin, nous avons envoyé une voiture à Madame Dombière en la priant de venir au secours de ceux qui n’étaient pas en état d’être transportés à Nogent. Le même jour, nous avons fouillé les bois de Villadin croyant là trouver le loup, mais vers le soir on nous a dit qu’il avait été tué à Saint-Liébault.
Madame Dombière est arrivée et en même temps tous les blessés de Faux, du Mesnil, de Pâlis et de Saint-Liébault, les uns à pied et d’autres en charrette, c’était une désolation des plus terribles.
J’oubliais de vous dire que les vaches d’ici étaient dans les bois et que le loup est passé à travers mais nous ne savons pas s’il y en a eu de mordues.
Nous n’avons pas de chirurgien, c’est moi qui panse ceux de ma paroisse avec l’onguent que vous m’avez donné mais je n’en ai plus que pour deux fois. Que deviendront ces malheureux, faudra-t-il les laisser périr faute de secours. Non, j’ai confiance que vous vous servirez, Monsieur, de l’autorité que vous avez pour nous envoyer un chirurgien. Les plaies sont profondes et je ne sais ce qu’il faudrait mettre dedans. Ayez pitié de ces malheureux qui n’ont point de pain.
Après sa signature, le curé ajoute :
Il y a vingt-cinq personnes de blessées, on n’a jamais vu pareille chose, la bête du Gévaudan n’était pas si cruelle que cette louve-là.
J’oubliais encore de vous dire qu’il y a quantité de loups dans les bois de Pouy, que probablement cette louve-là en vient et peut-être en a-t-elle mordu d’autres. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on a trouvé un chien et un renard dévorés sans être mangés.
Jacques Dauphin, chirurgien à Dierrey-Saint-Père, a probablement été alerté par les proches des victimes. En effet, dès le lendemain du drame, le 28 décembre, il est à Mesnil Saint-Loup pour soigner les blessés. Il est bientôt rejoint par le docteur Thiesset, le médecin troyen envoyé par Paillot qui arrive avec son propre chirurgien et les premiers remèdes achetés chez Sergent, apothicaire à Troyes : une livre d’onguent mercuriel, réputé antidote contre la rage et une livre de basilicum pour faire suppurer les plaies. Le 4 janvier, le médecin est de retour à Troyes et fait son premier rapport. Il se dit très inquiet pour trois victimes de Mesnil St Loup, le maréchal, sa femme et son fils « qui sont dans un danger imminent par la grandeur de leurs blessures. Ils ont quelques symptômes inquiétants de la rage ». Le médecin muni de nouveaux médicaments repart aussitôt sur les lieux. Cette fois il emporte deux livres d’onguent mercuriel et de basilicum mais aussi des calmants à base d’opium et de musc et de la poudre de coquilles d’huîtres dont les vertus étaient déjà très contestées à l’époque.
Le 20 janvier, Patris, l’adjoint de Paillot, écrit à Gauthier, commis de l’intendant :
Le médecin est revenu le 18 de visiter les habitants de Mesnil St Loup, Villadin etc qui ont été blessés par un loup. Son rapport est effrayant. Un des blessés est mort enragé le 16 au soir. Quatre autres étaient alors dans les plus violents accès et n’en peuvent, dit-il, réchapper ; et il craint beaucoup pour les autres malgré tous les remèdes qu’on leur administre sous ses ordres. La misère de tous est extrême. Je me suis cru autorisé en l’absence de M Paillot à leur envoyer sur le champ de nouveaux secours savoir 200 livres de riz, du linge pour les panser dont ils manquent absolument et j’ai écrit au curé de faire distribuer en viandes et pain aux plus nécessiteux jusqu’à concurrence de 50 livres.
J’apprends par le même médecin que le pays, couvert de bois, fourmille de loups ; que depuis huit jours plusieurs personnes en ont été attaquées, même en plein jour, sans cependant qu’aucune ait été blessée, et que l’on craint fort dans le pays que ces animaux n’aient été mordus eux-mêmes par le premier loup.
Vous jugerez par cet exposé si le secours de vos chasseurs est nécessaire ou non. En cas que vous les envoyiez, je les adresserais au père Voisin, ancien gardien des Cordeliers de Troyes, curé de Villadin. C’est un homme brave, chasseur lui-même, intrépide au bois et dans la plaine, qualités qui jointes à mille autres plus analogues à son état, l’ont rendu grand favori de M l’Evêque et de M Paillot. Il est sûr qu’il pourra diriger et seconder utilement les opérations de chasse que vous proposez.
J’ai couru hier toute la ville pendant quatre heures pour trouver du vieux linge. J’en ai rassemblé avec peine pour 19 Livres 10 sols mais cela ne suffira pas.
La réponse ne tarde pas, datée de Châlons le 22 janvier, elle est adressée à Paillot :
M l’Intendant vous serait bon gré de ne rien épargner à ces malheureux et de leur procurer tous les secours qui seront possibles en chirurgien et médecin, en drogues et médicaments, en linge pour les pansements, en riz pour leur subsistance, en viandes et bouillons pour les plus malades.
Pour moi, je crois que votre présence serait beaucoup nécessaire dans ces paroisses et que vous pourriez procurer par vous-même et par vos consolations et vos paroles beaucoup de secours pour tranquilliser les esprits. Il y aurait d’ailleurs des mesures à prendre avec les officiers de justice des lieux et les principaux habitants pour la garde et la conservation des personnes suspectées de la rage. C’est à vous Monsieur de juger ce que vous croyez de plus convenable.
M l’Intendant vous autorise aussi à faire des chasses générales pour détruire tous les loups de ce canton et à prendre à ce sujet toutes ordonnances que vous jugerez nécessaires et prenant les précautions convenables pour écarter les accidents et empêcher les abus. Je crois que ces chasses devraient être dirigées par des personnes intelligentes à concerter avec les seigneurs des lieux ou leurs représentants pour la conservation des gibiers et pour qu’il ne revienne pas de plainte pour ce sujet.
Un chirurgien dévoué :
Pendant ce temps, Dauphin, le chirurgien ne chôme pas. Simple auxiliaire de médecine, c’est lui qui soigne vraiment les blessés, le médecin se contentant de donner les ordres et de prescrire les remèdes. Deux lettres de Patris rendent hommage à son dévouement tout en décrivant une situation épouvantable :
Personne ne veut ou n’ose approcher les malades ni même entrer dans leur chambre avec le médecin, en sorte qu’ils seraient abandonnés si un chirurgien du village de Dierrey qui semble s’être dévoué à eux n’en avait soin. Il a poussé son zèle jusqu’à courir seul la nuit après un blessé qui s’était échappé, et l’a traîné et rapporté sur ses épaules de plus d’une demi-lieue, mais il en a été mordu et l’on en craint les suites quoique lui-même soit fort tranquille et continue ses soins sans désemparer.
Le brave garçon charron d’Estissac qui a si bien lutté avec
le loup, n’en peut revenir, du rapport du médecin.
Le sieur Dauphin, chirurgien à Dierrey que M
Thiesset a commis pour panser les malades et qui ne les quitte pas un instant a eu le malheur d’être mordu d’un de ces malheureux qui s’était échappé et qu’il a ramené seul sur ses épaules. Depuis il
a couru un nouveau péril : le nommé Lasneret, dernier mort, lui a sauté à la gorge dans un accès de rage et lui a couvert le visage d’écume. On l’a tiré avec peine et il n’en a essuyé aucune morsure.
Deux accidents si terribles, et toutes les suites que l’on en peut craindre et qu’il prévoit lui-même, n’ont point ralenti son zèle ; il n’en est pas même troublé et continue ses soins à ces pauvres
abandonnés, que leurs plus chers parents n’approchent qu’avec effroi. M Thiesset se flatte que les préservatifs qu’il a administrés à ce digne homme, joints à la tranquillité de son âme, le sauveront
de tout danger ultérieur. (Annexe 4)
Je joins un état contenant le nom des morts et différents éclaircissements sur la situation de leurs familles qui sont tous forts pauvres et dignes de secours.
Outre les 400 livres de riz et le linge qui ont déjà été envoyés aux malades, j’ai écrit et j’écris encore aux curés de leur distribuer du pain, vin et viande jusqu’à concurrence de la somme de 100 livres que je leur enverrai demain par M Thiesset, et cela suffira pour le moment. M Paillot m’a marqué d’aller jusqu’à 200 livres mais j’attendrai que les curés m’aient écrit si les besoins l’exigent.
Le 27 janvier, un mois après le drame, six personnes sont mortes de la rage, trois à Mesnil-Saint-Loup, deux à Villadin et une à Estissac, le courageux charron qui avait maîtrisé la louve. D’après le médecin, seule une personne de Faux reste en danger. Cependant, celle-ci en réchappera et c’est du Mesnil que vient une nouvelle alerte presque deux mois après l’accident :
Quant aux blessés, depuis trois semaines tout était tranquille et les personnes mordues paraissaient n’avoir plus rien à craindre. Cependant, depuis 7 à 8 jours, deux du village du Mesnil se trouvent attaqués des symptômes de la rage. On a envoyé de suite chercher le médecin de Troyes qui les avait traités.
On vient de me dire qu’un des deux qu’on avait lié il y a quatre jours était enlevé hier et que l’autre allait mieux. Celui de Faux que l’on avait dit qui menaçait se trouve bien, mais cette nouvelle alarme a affligé les autres qui avaient été mordus et quoique guéris, ils ont pris le parti à 4 ou 5 de partir lundi à Saint-Hubert. M le curé vient pour cet effet de leur expédier les certificats nécessaires.
Paillot commence même à douter de l’efficacité des remèdes administrés :
Comme les autres malades prennent l’alarme très vivement, je crois qu’il serait nécessaire de faire promptement consulter le mémoire de M Thiesset et de voir s’il ne serait pas possible d’ajouter quelque chose aux remèdes que la Cour avait indiqués puisque le mercure, même à forte dose, n’empêche pas les rechutes au bout de 18 jours d’une entière convalescence et de près de 60 jours depuis l’accident.
Le pèlerinage à Saint-Hubert
Les survivants pensent alors que leur salut ne peut venir que du Ciel et entreprennent un pèlerinage à Saint-Hubert, petite ville des Ardennes belges. Là un monastère bénédictin conserve une relique du saint patron des chasseurs qui a la réputation de protéger de la rage. Paillot , qui s’est rendu à Villadin, assiste à leur retour, fin mars :
J’arrive de Villadain et du Mesnil où j’ai vu ceux des blessés par la louve enragée qui sont déjà revenus de Saint-Hubert. Ils ont fait cette route, qui est près de 60 lieues, à pied ; ils paraissent tous se bien porter, et leur imagination est raffermie. Plusieurs ont encore entrepris le voyage quoiqu’ils n’aient pas été mordus. Mais comme les religieux de Saint-Hubert avaient annoncé que tous ceux qui avaient approché les malades pouvaient devenir enragés, la frayeur les a fait partir. On leur a inséré dans le front, sous la peau, un petit morceau de l’étole de saint Hubert, et ils sont assujettis à d’autres formalités fort gênantes pendant quarante jours.
Cela s’est fait gratis mais on m’a observé en même temps qu’un des religieux de Saint-Hubert pourrait venir cet été débiter dans tous ces villages des petits cornets d’argent qui ont touché aux reliques ; que par le moyen il fait une cueillette assez considérable, ainsi que cela se pratique en bien d’autres endroits : j’ai cru devoir vous en informer pour recevoir vos ordres à ce sujet.
J’ai l’honneur de vous adresser un état des frais que cette maladie a occasionnés. Les accidents en ont été horribles. Le père Voisin, curé de Villadin, a pensé être mordu par Claude Vincent qu’il confessait et qui est mort ; cet homme lui serra dans le moment la main avec beaucoup de force et lui dit de se retirer promptement, le père Voisin recula quatre pas, mais au bout de deux minutes il lui dit de se rapprocher et qu’il ne lui ferait point de mal ; le père Voisin le fit et acheva sa confession puis aida à le lier sur son lit. M Thiesset a été poursuivi par un de ces enragés, et si cet homme n’avait pas trouvé une pierre dans son chemin, il aurait couru le plus grand danger. Tous conviennent qu’ils n’ont jamais vu de spectacle plus effrayant et qu’ils aimeraient mieux être dans une ville pestiférée à voir tous les jours les malades, qu’il y aurait moins de danger, ou du moins qu’il ne paraîtrait pas si pressant, parce qu’il fallait toujours être sur ses gardes et ne perdre de vue un seul de leurs mouvements.
Le curé du Mesnil qui a eu le plus grand nombre de malades, les a suivis avec le même zèle.
Le chirurgien de Dierrey n’a pas quitté un instant. Il allait du Mesnil à Fols et de là à Villadain ; et même un blessé s’étant échappé, il a couru seul après lui, l’a renversé et rapporté sur son dos : aussi le mercure l’a pénétré de façon que malgré les purgations que M Thiesset lui a fait prendre plusieurs fois, il a été malade dangereusement et administré ; et il est actuellement parti pour Saint-Hubert. M Thiesset convient que sans la hardiesse de ce chirurgien il aurait eu bien de la peine à faire appliquer les remèdes. Enfin, Monseigneur, je puis vous assurer que malgré le danger, jamais blessés n’ont été plus exactement secourus, vous le verrez par les certificats des curés.
L’aide de l’Etat
On voit que depuis le début, les blessés ont été pris en charge par l’Administration relayée sur place par les curés. Le 31 mars Paillot adresse à l’Intendant un état des aides proposées aux victimes et à leur famille :
Je joins ici l’état exact que j’ai dressé de la fortune et de la taille des blessés, morts ou guéris. Ils sont presque tous dans un état très misérable et si vous avez la bonté de leur accorder quelque gratification, je crois intéressant de la leur faire toucher le plus tôt possible, parce que le grain étant fort cher, et n’ayant rien gagné depuis 3 mois, ils se trouvent très arriérés et sans pain.
Vous trouverez que la gratification que je vous propose pour chacun d’eux n’est pas considérable. J’en ai formé le projet avec les curés du Mesnil et de Villadin, mais ils conviennent qu’avec cela ils pourraient se remettre au courant. En attendant, je pense qu’il y aurait lieu de leur accorder 3 ou 400 livres de riz, nous en avons ici et il ne peut être mieux employé. Je vous prie de vouloir bien m’accorder promptement un ordre sur cet article.
L’aide consiste essentiellement en une décharge de taille pour les années 1774 et 1775 augmentée d’une « gratification » proportionnelle à la gravité de la situation de chacun (Annexe 5). Cependant la communication dans l’Administration se fait mal car le 7 février 1777, trois requêtes sont adressées par les familles des victimes de Villadin visant à annuler la taille de 1775.
-Jeanne Huez, veuve de Jacques Adenin, manouvrier, mort de la rage le 20 janvier 1775. Elle est restée avec 5 enfants dont l’aîné a huit ans.
-Jacques Vincent, manouvrier à Villadin. Deux de ses fils ont été blessés par la louve. Claude, le berger est mort, Jacques, le second « a souffert longtemps de la violence des remèdes ». Etant infirme, ce sont ses deux fils qui l’aidaient à vivre.
-Jérôme Douine. « Il a eu le malheur d’être mordu d’une louve enragée après lui avoir donné un coup de serpe sur la tête allant au secours d’une femme que la louve terrassait, et que les grands remèdes qu’il a été obligé de prendre ont tellement affaibli son tempérament qu’il n’était plus possible de travailler ».
En marge de cette dernière requête, quelqu’un a écrit : « Je crois que ces décharges pour 1775 ont déjà été expédiées, le vérifier ». En réponse un autre a ajouté : « on n’avait rien concernant ces deux particuliers ».
La grande traque
Donc dès le 20 janvier il est envisagé de faire appel à des chasseurs pour détruire les loups enragés qui infestent les forêts du département de Troyes. C’est le sieur de Lisle de Moncel, premier lieutenant de la Grande Louveterie de France, louvetier de Monsieur, qui est chargé de l’opération. Dans la nuit du 22 au 23, quand il reçoit la lettre de l’Intendant, cet aristocrate, qui signe démocratiquement Demoncel, est en chasse en Argonne. Avant de partir pour Troyes, il rédige immédiatement un mémoire destiné aux autorités. Extraits :
Ayant reçu avis de Nuremberg que diverses troupes de loups après avoir exercé leurs ravages en Hongrie viennent de désoler les environs de cette première ville et en infectaient (sic) même les jardins, j'ai spéculé facilement que la vivacité des chasses allemandes nous renverrait bientôt les bêtes redoutables par les forêts d'Ardennes et du pays de Liège.
Je venais de recevoir d'ailleurs avis et plaintes par écrit des nobles et laboureurs de Dandrecourt près Verdun qu'une troupe de 16 loups paraissait au midi de cette ville et y dévorait des bêtes de culture tandis que d'autres troupes de 22 et de 15 à 16 venaient de déboucher dans les environs de Montfaucon et d'Etain.
Des circonstances dont je rendrai compte ont suspendu mon projet d'attaque de la 1ère troupe que j'avais fait exactement appâter depuis un mois et qui a constamment dévoré toutes les amorces. Les deux autres troupes ont été attaquées avec le plus grand succès. On verra aussi avec satisfaction et surprise que de 13 loups qui ont été détruits à la dernière attaque, il s'y est trouvé 11 grandes louves, fait extraordinaire et vérifié par plusieurs gens de qualité des environs. Ayant reçu encore avis de plusieurs autres apparitions subites de loups, notamment de 9 ensemble vers Vienne-le-Châtel dont un monstrueux est entré dans le bourg y fleurant les portes des maisons lorsque le jour commençait à poindre, je n'ai plus douté qu'il n'y survienne bientôt des ravages extraordinaires. Ayant titre et mission pour y pourvoir autant qu'il est en moi sur la frontière des Trois Evêchés, Lorraine et Champagne, je me suis porté vers la chaîne des bois qui bordent sur environ 6 lieues de longueur les plaines rases de cette dernière province.
J'en ai battu le 16 la partie méridionale vers Beaulieu et d'une montagne à l'autre. A la vue de cette abbaye, j'ai blessé une grande louve avec la poudre royale dite Joseph que je préfère à toutes celles du monde. Mes limiers l'ont suivie et achevée sans qu'aucun autre que moi la tire.
Le 17, j'ai battu le bois de Lavoile à 21 lieues de Beaulieu où j'avais détourné des loups : n'ayant pas de louvetiers établis dans cette partie, la maladresse des paysans les a fait échapper à mes efforts.
Le 19, je me suis porté vers Ste Menehould. Les jeunes garçons commandés pour m'aider se sont perdus. Je n'ai pu faire détourner qu'un loup. Les chasses indiscrètes qu'on fait dans cette forêt en éloignent les bêtes voraces et tiennent celles qui restent dans une inquiétude qui les fait fuir les chasseurs.
Le 20, j'ai été les attaquer dans une demeure favorable au milieu des plaines rases de la Champagne. J'avais mené quelques-uns de mes louvetiers qui ont tué des renards. Les loups ont été manqués par la faute des paysans qui pleins de désir du bien de la chose, ont promis de mieux faire à l'avenir.
Le 21, j'ai parcouru avec des traqueurs de Noirmont la forêt dite de Batis près cette abbaye. M le prieur m'a fait fournir des guides et ses habitants se sont prêtés avec zèle mais les loups, toujours sur pied vu les chasses fréquentes au gibier, ont pris la fuite avant qu'on les enferme dans l'enceinte.
Le 22, j'ai donné relâche à mes louvetiers et mes chiens harassés par cinq jours de chasse dans un pays très fourré et plein de montagnes. J'en avais besoin moi-même ayant beaucoup écrit avant et au retour des chasses pour former les arrangements de louveterie vivement désirés par le peuple et en prenant toutes les précautions possibles et conservatoires des droits comme du gibier de MM les seigneurs. J'ai reçu la nuit avis de ravages affreux vers Troyes et que M l'intendant comptait sur mon zèle pour l'aider à y pourvoir. Je suis revenu toute la nuit chez moi; j'ai dépêché à l'instant des exprès à mes meilleurs louvetiers et je partirai demain 24 avec eux pour me rendre sur les lieux où l'humanité étant en péril, j'ose espérer de la servir. Mes pièges étant divisés en plusieurs endroits, je ferai partir mercredi pour Châlons ceux que je crois les plus analogues de loups que l'on présume d'espèce étrangère et qui dès lors ne donnent que sur les amorces vives. Je prie M le subdélégué de Troyes d'aviser à ce que l'on observe la sage disposition de M l'Intendant pour faire enterrer toutes les bêtes mortes hors celles qu'il voudra bien ordonner qu'on réunisse et expose à l'issue des villages loin des haies et buissons. S'il s'y trouve des ânes morts, je le prie de les faire mettre à l'abri des chiens jusqu'à ce que mes louvetiers arrivent. Son zèle à seconder leurs efforts l'engagera aussi à éloigner autant qu'il est possible les battues publiques de ces points qu'il aura choisis pour placer ses appâts afin de ne pas y inquiéter les mauvaises bêtes qu'il s'agit de rendre confiantes. Surtout, je le prie avec instance de faire acheter quelques canes privées et vivantes de l'année et non plus vieilles, attachées à la manière des chardonnerets mis à la galère. On place ces canes pendant la nuit au centre d'un cercle de 6 à 7 pieds de diamètre couvert de menue paille. Mêlées à d'autres, toutes les canes ainsi dévorées nous prouveront en renouvelant l'appât la tête d'une bête vorace. C'est surtout l'attrait le plus puissant pour les loups étrangers qui ont dévoré sans doute des milliers de jeunes canards ou oies sauvages dans les vastes mares du nord de l'Europe. Nos pièges qui sont de quatre à cinq espèces différentes ne peuvent réussir qu'après que les loups auront donné sur les appâts. Alors on verra les effets surpasser toute attente.
Je prie aussi M Paillot de faire râper de la noix vomique choisie par des connaissances comme la plus récente. J'ai fait ramasser aujourd'hui des cayeux de colchiques, des noyaux de cerises noires et le reste des poisons tous innocents pour les hommes et que je sais placer de façon que chiens ni sangliers n'y donnent.
Je n'espère pas moins de parvenir au but si désirable, la destruction des bêtes voraces au moyen de mes battues. Je me munis de poudre de l'arsenal dite Joseph pour les affûts de nuit car pour les chasses, il ne faut tirer qu'à chevrotine prenant toujours la bête en travers.
Le bruit des boîtes et de quelques pistolets détermine les loups sur le ligne des tireurs. S'il y a un petit bois d'environ une lieue de tour isolé dans les plaines et où les loups se retirent d'ordinaire y ayant des routes et des asiles pour leur servir de demeure, je demande avec instance qu'un n'y traque pas et qu'on y place au contraire des bêtes et des chiens morts. A cent pas dans la plaine, les loups n'y donnent pas volontiers ; au bois si MM les seigneurs par une suite de leur patriotisme veulent bien s'abstenir pendant une quinzaine d'y chasser et défendre à leurs gardes de n’y lâcher aucun chien, je leur promets un spectacle aussi utile au peuple qu'agréable aux amateurs de la chasse. On en peut voir l'aperçu dans mon ouvrage de l'imprimerie royale de 1768 page 223. Je leur porterai les exemplaires qui me restent et mon supplément de 1771 sera répandu avec profusion. Outre ma théorie si satisfaisante, j'ose le dire sur cet article si délicat, je n'espère pas moins les convaincre par des faits notoires et leurs propres expériences que mes méthodes réunissent toutes les attentions possibles et conservatoires de leurs droits comme de leur gibier.
En un mot je n'oublierai rien quant au fond de la chose et sa manière pour concourir de mon mieux à remplir l'objet si patriotique de M l'Intendant et justifie par-là la confiance relative que l'administration veut bien avoir en moi.
Reconnaissons que Demoncel ne néglige aucun détail y compris pour se mettre en valeur. Dans une lettre adressée à Paillot et datée du même jour, il précise que son cheval de chasse en est à son 140ème loup.
Il arrive à Troyes le 27 après un voyage mouvementé. En effet le brusque passage de la pluie à la forte gelée a fait rompre l’essieu de sa chaise de poste vers Orbeval. Après plusieurs réparations et nouvelles ruptures, la dernière à 3 lieues au sud de Mailly, il se résout à faire dételer un cheval et finit par arriver à Troyes « en bidet ». Dans une lettre à l’intendant datée de Troyes le 27 janvier, il estime que la louve « malfaitrice » est à coup sûr d’une espèce étrangère qui ne donne pas dans les amorces habituelles. Après avoir indiqué que son souci principal est d’empêcher les loups enragés de gagner la forêt royale de Fontainebleau, il se fait fort d’éviter les erreurs commises dans le Vendômois et le Gévaudan « où le remède a été presque aussi redoutable que le mal. ». Le 28 il reçoit une lettre du sieur Le Doux, receveur des gabelles à Montmorency :
Les loups sont actuellement en plus grand nombre dans la forêt de Montmorency en Champagne, ce qui inquiète fort le public. Ils sont si familiers et en si grande quantité que sans sortir de Montmorency on les entend hurler toutes les nuits dans les environs du lieu et dernièrement, de mon lit, j'en entendais un dans mon jardin. Je voulus me lever pour aller le tirer à quoi mon épouse s'opposa sur les bruits courant des mauvais loups.
Demoncel s’installe chez le duc d’Estissac puis chez Antoine Noël, marchand de bois aisé et procureur fiscal de Villadin. Ses limiers ont reconnu 9 loups dans les bois des environs. Il fait acheter 59 pantins à 20 sols pièce et 1200 toises de cordes pour les soutenir, ainsi que des estampilles pour marquer les fusils des paysans réquisitionnés pour la chasse, ceci pour remédier au braconnage qui « dans ce continent est un véritable scandale ». Un habit, veste et chapeau ou son équivalent (24 livres) a été promis à qui tuerait le premier loup.
Le 30 janvier, il a préparé la chasse qu’il compte commencer le lendemain en faisant barrer la route vers Vauluisant avec une rangée de pantins d’environ 3000 toises pour renvoyer les loups d’où ils viennent, c’est-à-dire vers Châlons. Pour ce faire, il les a fait amorcer à Arcis et Montmorency. Il a également préparé une louvière selon la méthode allemande.
Comme prévu la chasse a lieu le 31 janvier, par un temps exécrable. Dans une lettre datée de Villadin le 2 février et adressée à sa fille, Bonjour, l’adjoint de Demoncel en fait un récit très détaillé:
A notre arrivée dans ce continent, nous avons trouvé un officier de la maréchaussée qui avait les premiers ordres pour commander les chasses générales commandées par M l'Intendant. Cet officier, accompagné de deux cavaliers, avait eu ordre la nuit de remettre le commandement à M de Moncelle.
Nous avons fait à Estissac les dispositions pour y établir des pièges et des louvières afin donc de ne pas inquiéter les loups reconnus en petit nombre par nos piqueurs; nous y avons suspendu les chasses dont le très mauvais temps et la pluie presque continue auraient empêché le suivi.
Nous nous sommes rendus le lendemain à Villadin où une louve enragée avait fait le plus de ravage. M le Curé et M le procureur fiscal ont secondé notre zèle. L'officier de maréchaussée avait commandé environ 800 hommes tant tireurs que traqueurs ; nous les avons trouvés mardi matin assemblés à la ferme de Chanteloup et, en attendant le rapport des piqueurs, nous avons tenté M de Moncelle et moi de mettre le plus d'ordre possible dans cette multitude pour la plupart inutile.
Nous nous sommes appliqués surtout à leur inspirer de la confiance. La plupart des traqueurs avaient la terreur peinte sur le visage, attendu l'avis reçu d'un nouveau loup et de plusieurs chiens enragés qui avaient paru dans les alentours.
M de Moncelle, pour rassurer cette multitude, lui a promis de placer toujours les forts à leur tête et de les faire soutenir par des tireurs dispersés entre eux de 100 pas en 100 pas.
M le curé de Villadin, rempli d'ardeur pour venger ses paroissiens dont quatre avaient été déchirés par la louve, a bien voulu monter un des chevaux de main de M de Moncelle pour le suivre et l'aider de ses services et de ces connaissances du local.
Je me suis chargé de placer les tireurs, ayant avec moi de bons indicateurs. La saison du rut ayant fait longtemps tenir sur pied une troupe de sept loups, les deux valets de limiers n'ont pu la détourner qu'à dix heures.
Le temps menaçait d'une très grande pluie et par malheur il n'a que trop tenu parole. Nous nous sommes donc décidés à commencer l'attaque dans la partie la plus éloignée de celle où les valets de limiers avaient eu ordre de faire leur travail. Nous sommes convenus en conséquence des deux lignes opposées où M de Moncel devait établir ses traqueurs et moi les tireurs dont nous avions fait le tirage d'après l'avis de MM les officiers seigneuriaux présents à la chasse.
Après une demi-heure de marche, les conducteurs de limiers ont joint M le curé de Villadin qui conduisait la tête tandis que M de Moncel parcourait la ligne des traqueurs pour leur donner de plus en plus confiance.
Il a fallu faire un mouvement rétrograde ce qui a causé, malgré la vivacité des dispositions, un retard d'une demi-heure. La voiture de pantins préparée pendant la nuit avait quatre lieues à faire. On a tendu les cordes avant le commencement de l'attaque, elles barraient exactement la fuite de Fontainebleau sur environ 2400 toises. A chaque 40 pas, il y avait un carré de toile pour effrayer les loups et les cordes étaient soutenues par des petites fourches. Au premier cri des traqueurs, trois loups se sont successivement présentés pour fuir vers Fontainebleau mais les enfants rassurés par quelques fusiliers ont agité tellement ces pantins que les loups malgré leurs différentes tentatives ont été rejetés sur la ligne des tireurs avec les quatre autres qui formaient toute la bande. On a tué trois de ces loups, savoir deux sur le champ et un troisième retrouvé peu après, outre deux autres blessés mortellement de plusieurs coups mais que les limiers n'ont pas pu suivre étant lâchés sur les traces d'une louve qu'ils ont suivie après.
On a trouvé dans l'enceinte une louve morte. M de Moncel, au premier coup d'œil lui voyant les yeux très rouges, infiniment efflanquée, l'a soupçonnée morte de la rage et l'a fait ramener avec les autres mais traînée avec une corde pour que son venin n'infecte pas la charrette de chasse.
Au retour des bois, l'ouverture en a été faite par le médecin envoyé sur place par M l'Intendant et qui l'a décidée morte de la rage, dressant procès-verbal en conséquence.
Il en a jugé de même de trois renards trouvés morts sans qu'à l'inspection de la peau dépouillée on puisse reconnaître qu'ils aient été tirés.
Ces circonstances donnent lieu de craindre que les autres renards ne soient également enragés. M de Moncel a dirigé une seconde attaque vers les bois où les gardes en pressentaient davantage; il en a fait faire la circonvallation exacte. Il s'y est trouvé une douzaine de ces animaux et deux loups. Le feu a été très vif mais une pluie malheureusement survenue en a diminué l'effet. La plupart des coups ont fait long feu. Un des loups néanmoins a eu les reins cassés et il est resté sur le carreau quatre renards à joindre à deux autres tués dans la première attaque. La pluie a été si terrible qu'on n'a pu suivre le loup blessé à mort.
Nous avons appris ensuite que les loups avaient gagné les bois de Vauluisant qui forment le dernier couvert jusqu'à la forêt royale.
Comme cette abbaye est de la généralité de Paris et que M de Moncel n'avait point reçu les autorisations par lui demandées à l'effet de les y suivre, il a cru qu'il était de la prudence de les attendre et le lendemain mercredi, nous avons été avec un petit nombre de traqueurs et tireurs de bonne volonté aux environs de la première attaque en généralité de Champagne. Les chiens ont chassé deux loups à différentes reprises mais ils ont pu fuir les traqueurs.
J'oubliais de vous dire qu'à l'attaque du mardi, des animaux, loin de fuir en avant au bruit de cette multitude de traqueurs sont retournés deux fois sur eux ; un entre autres, sans être chassé, s'est porté la gueule béante et pleine d’écume, comme voulant dévorer le nommé Joly, traqueur de Villadin, et qui, ayant un pistolet chargé seulement à poudre, le lui a brûlé dans la moustache. Bien plus, un autre loup est sorti au bruit des traqueurs d'un petit bois isolé en plaine pour venir sur eux.
M de Moncel s'y est porté à toute bride au premier avis et le loup si hardi n'a osé l'atteindre. Cet évènement lui a fait promettre aux traqueurs que quelque épais que soit le bois, il y serait toujours à leur tête. Il leur a tenu parole et m'a chargé toujours de poster les tireurs. Néanmoins, il a eu le chagrin de voir ces mêmes traqueurs presque tous fuir d'effroi et revenir autour de ceux d'entre eux qui avaient des fourches ou des albardes (sic), ce qui faisait nécessairement des vides dérangeant toutes les mesures en donnant lieu aux mauvaises bêtes de fuir par les intervalles.
Nous avons trouvé qu'il serait dur et en même temps très inutile de contraindre des villageois timides à répéter des traques. De toutes parts il arrive des rapports de loups qui attaquent des hommes contre leur ordinaire depuis la louve enragée. Néanmoins, on en a été quitte pour la peur. Un de ces animaux entre autres, apercevant ces jours derniers un charbonnier sur le bord de sa loge, s'est lancé sur lui avec tous les signes de la fureur. Cet homme a saisi un morceau de bois enflammé et en a flamboyé le loup, ferma et barricada ensuite sa loge. L'animal furieux et vraisemblablement enragé était mort le lendemain à quelques pas de distance.
M de Moncel, qui ne fait rien sans l'avis des citoyens notables, en a été conseillé de rassembler des brigades de traqueurs et tireurs volontaires tels qu'on en trouve la méthode dans les ouvrages relatifs publiés par ordre du gouvernement et par la voie de l'imprimerie royale.
Pour dissiper la terreur, il a prié publiquement des citoyens notables de faire insérer dans les feuilles publiques l'offre d'un pari de deux mille écus comme ils tueraient cinquante loups dans l'élection de Troyes et cent renards d'ici à la semaine sainte, abandonnant les fourrures à ces brigades. L'expédient a réussi, les enfants même se sont présentés en foule. Nous n'avons voulu les recevoir que sur la présentation et la signature de leurs pères qui les ont menés à l'envie chez M le Curé de Villadin qui a bien voulu prêter sa salle et sa plume pour l'enrôlement général. Joly, l'intrépide traqueur, a été choisi pour chef de cette brigade. Comme elles se dissiperaient bien vite si on les payait mal ; nous nous étions bornés à les essayer un seul jour en attendant les ordres de l'administration pour leur salaire. M le comte de Vienne, seigneur de Saint-Benoît nous ayant invités à porter chez lui nos attaques, les deux piqueurs étaient partis la nuit et nos hommes et garçons volontaires commandés pour neuf heures, mais une pluie épouvantable a encore dérangé nos mesures. Comme rien ne nous en présageait la fin, toutes les personnes de bon conseil donnent à M de Moncel celui de faire une courte apparition à Paris pour recevoir de vive voix des ordres et je justifierai de mon mieux la confiance qu'il a eu de me laisser à disposition ses chevaux, limiers, chiens d'attaque et conducteurs.
On nous a encore fortement pressés de mettre dans les bois du poison préparé selon la méthode de l'imprimerie royale insérée dans la mesure de 1771. Nous avons cru nécessaire de rassurer par là le peuple alarmé par la discontinuation des chasses dont le commencement leur faisait si bien augurer. Outre les trois loups rapportés le premier jour, on en a trouvé un quatrième mort aux environs de ses blessures.
Nous avons d'ailleurs pensé que c'était un moment unique pour employer cette méthode.
En effet presque tous les chiens des paysans ont été tués parce que, depuis la louve enragée, plusieurs chiens gâtés couraient les campagnes.
Un entre autres ayant blessé un cheval, ce cheval devenu enragé a ensuite mordu son maître. D'ailleurs, étant public que la rage est dans les bois, il n'est pas à craindre qu'aucun maître d’équipage n’y expose ses chiens avant que nous ayons rempli notre mission de les purger des mauvaises bêtes.
Je vous ai écrit qu'un garçon, dans un accès de rage, s'était échappé et que le chirurgien à la suite du médecin que l'humanité de M l'Intendant procure aux malades avait joint et ramené ce malade mort peu après. Ce même chirurgien est venu pour nous avertir qu'un soldat provincial blessé à la tête et dont il trouve le pouls convulsif et la plaie mauvaise, avait été paraître dans une noce et a embrassé plusieurs filles dont on imagine toutes les terreurs. Le chirurgien ajoutait que ce malade était dans le moment même à la messe de paroisse dont les femmes, parmi lesquelles il y en avait d'un état au-dessus des autres, avaient de terribles frayeurs.
M Demoncel a pris cet homme par douceur et, sous prétexte de l'envoyer à St-Hubert, l'a fait conduire chez ses parents qui ont signé une soumission de le garder à vue ou d'envoyer un exprès en cas qu'il s'échappe.
Les dames et demoiselles sont venues toutes nous remercier de cette attention.
Une copie de cette lettre est jointe au rapport de Demoncel à l’intendant daté du même jour, chef-d’œuvre de contentement de soi et de flagornerie, comme en témoigne cette anecdote savoureuse :
A la dernière enceinte, Monsieur, la fusillade fut très vive, on tira plus de cinquante coups sur les mauvaises bêtes. Le temps fort sombre donna lieu à une erreur de fait. Des loups poursuivis par mes chiens et tirés plusieurs coups par des maladroits, firent dévaler un brocard qu'un paysan peu connaisseur et huché ainsi que bien d'autres en haut d'un arbre par crainte des loups, tua pour une de ces bêtes.
J'étais dans cette journée une sorte de général, j'avais conséquemment œil à tout et voyant partir trois coups de feu du haut du même arbre, j'y volais à la fin de l'enceinte. Les gardes des seigneurs que j'invite toujours, m'y avaient précédé, le paysan pouvait cacher la bête. Sa bonne foi à nous la produire nous a bornés tous à une simple exhortation à voir dorénavant plus clair. J'ai fait mettre le rotbif pour vous, Monsieur, dans le panier de M de Boulogne. J'ai annoncé partout que lors du sacre nous ferons des paniers pour vous seul, Monsieur, nos futurs louvetiers s'en font fête d'avance et désirent avec ardeur le concours de votre autorité pour diminuer le braconnage qui dans ce continent est un véritable scandale. M de Pâlis, entre autres bien fourni de chevreuils, en désire vivement la conservation et Mlle sa sœur, que je quitte, m'a dit qu'il se ferait une fête de vous en fournir avec l'aide de nos louvetiers, devant être à son corps lors du sacre.
J'insinue les mêmes sentiments à tous les autres seigneurs du pays, et tous pensent de même. Ce sera donc le moment Monsieur d'employer alors nos louvetiers à autre chose qu'aux bêtes voraces et j'espère qu'ils seront experts alors dans les deux arts. Comme je compte bientôt prendre vos ordres et arriver sur une jument anglaise très vite vu la défaite de ma chaise de poste, je vous rendrai compte verbalement des choses ; il en est Monsieur de très intéressantes dont il est essentiel de vous instruire et que la prudence ne me permet pas de confier au papier.
Avant de partir pour Paris pour prendre les ordres de l'intendant et lui exposer ses vues pour l'avenir, Demoncel expédie son rapport à Châlons et par le même courrier demande à Gauthier de venir le rejoindre chez Paillot, le subdélégué de Troyes, immobilisé à Paris par une crise de goutte. « Nous ferons de la belle besogne et il sera glorieux à Monsieur l'Intendant de faire sous ses yeux et si près de la cour une opération manquée tant de fois par ses confrères dans le Berry, le Gévaudan, le Vendômois etc ».
Mais Gauthier ne s'en laisse pas conter, on sent même une certaine ironie dans la phrase qu'il écrit sur le bordereau d'envoi du rapport à l'intendant : « Toutes les écritures ci-jointes se réduisent à vous exposer qu'il a tué 3 loups et 4 renards ».
Une louveterie permanente en Champagne ?
Demoncel a un grand projet exposé dans un mémoire de plusieurs pages qu'il emporte avec lui. Son titre est déjà tout un programme :
MEMOIRE
sur les moyens les plus agréables aux peuples
pour remédier aux ravages présents et à venir des loups
en Champagne.
La Champagne touche aux forêts d'Ardennes et de Liège. C'est par ces deux points de jonction que les loups pénètrent en France. Rien par conséquent de plus utile aux peuples de cette province et à tout le reste du royaume que de détruire ou du moins diminuer très considérablement le nombre de ces mauvaises bêtes qui existent aujourd'hui en Champagne et d'intercepter ensuite à leur passage celles qui voudraient prendre dorénavant la même route pour porter la désolation dans l'intérieur de la France.
J'oserais répondre d'atteindre en moins de 3 ans à ces buts désirables si le ministre approuve et protège mes vues à cet égard. Elles sont toutes à décharge et dans le vœu du peuple. J'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux de SM en 1771 le résultat de mes épreuves relatives. Le succès depuis ce temps a passé mes espérances dans les forêts montagneuses où l'opération est bien plus difficile qu'en Champagne ; il est cependant notoire que partout où mes établissements de louveterie ont eu lieu, les loups qui y abondaient auparavant se trouvent réduits à un si petit nombre, qu'à moins de quelques émigrations éphémères, ils n'y donnent plus aucune inquiétude soit pour la vie des citoyens, soit pour la sûreté et la propagation des chevaux et bestiaux, si nécessaires aux progrès de l'agriculture. Une expérience de 27 années de direction de cette partie dans ma province (adjacente aux Ardennes) me prouve que les loups pénètrent presque toujours dans le royaume en traversant la Meuse vers Verdun, Sedan et Charleville.
Il est donc très important de leur donner exactement la chasse à fur et à mesure qu'ils arrivent sans quoi, filant de bois en bois;, ils gagneront toujours ceux du Soissonnais et des environs de Fontainebleau comme on en fait dans ce moment la triste expérience.
Messieurs les deux derniers contrôleurs généraux ont pensé qu'en mettant à prix les têtes de ces animaux voraces on en éteindrait peu à peu l'espèce.
J'ai eu l'honneur de représenter souvent que l'évènement ne serait pas favorable. Que les gardes des seigneurs mal payés sur une frontière pauvre spéculeraient à coup sûr sur le profit de ces bêtes, et que, pour s'en assurer exclusivement le bénéfice, ils indisposeraient leurs maîtres par de vaines terreurs de gibier tué et susciteraient des obstacles de toutes sortes au zèle de ceux qui par état doivent veiller à la destruction de ces redoutables animaux.
Comme la calamité qui (nous occupe) est une des premières que souffrent les peuples sous un monarque bienfaisant et si sensible qui les porte tous dans son cœur, c'est plaire à SM que de mettre sous ses yeux des moyens efficaces et simples de faire cesser au plus tôt ce genre de malheur.
Quand il en est survenu de semblables dans le Vendômois, le Gévaudan et ailleurs, on a quelquefois employé des détachements de soldats choisis pour y mettre ordre plus promptement.
Le local de la Champagne où est le foyer du mal ne semble pas comporter cette sorte de secours. Les villages y sont pauvres et à de très longues distances, formés de simples et misérables chaumières. Le paysan n'y possède qu'un mauvais lit de plume ; en cédant ce lit au soldat le villageois couchera donc sur la paille.
D'ailleurs le peuple de ce pays me montre toute confiance et la plus grande volonté. L'élection de Troyes étant d'un autre côté la route naturelle de communication entre les forêts d'Ardennes ou de Liège et celle de Fontainebleau, il me semble important d'y former des établissements de louveterie durables. Celui des troupes ne pourrait être que momentané.
Je propose donc de former dans cette élection des brigades de gardes-limiers, tireurs et traqueurs louvetiers comme j'en ai établi dans celle de Ste Menehould ainsi que dans la partie des Evêchés et du Clermontois adjacente aux Ardennes.
Pour le financement, il propose d'établir « dans la main de l'intendant » une caisse de 40 000 livres alimentée par 9 sources. Entre autres, il suggère de taxer le clergé, les seigneurs qui trouveraient avantage à la destruction des prédateurs de leur gibier, les marchands de bois qui pourraient travailler en toute sécurité dans les forêts, les chiens (sauf ceux des nobles et des bergers) et d'y verser les amendes pour braconnage ou refus de participer aux traques.
Alors, les loups seront attaqués de toutes parts : les armes à feu, les machines, les fosses, les pantins, les affûts, jusqu'aux poisons même, discrètement employés, tout conspirera pour leur ruine et j'oserai répondre que dans les trois ans il n'en restera pas la dixième partie, et le cinquantième des renards.
Mes moyens pour cela ayant réussi en Champagne sans qu'aucune sorte d’inconvénients n’en balance les avantages, ils pourront être généralisés dans le reste du royaume.
Ces moyens ne consistent, s'il m'est permis de le dire, que dans l'exacte observation de mes méthodes publiées successivement par les ordres des ministres et la voie de l'imprimerie royale en 1766, 1768, 1771. Si l'application sérieuse au même objet m'a fait acquérir quelques connaissances postérieures, je croirais pécher contre l'humanité et manquer à la nation de ne pas les rendre publiques avec la candeur et la sincérité dont je tâche de faire profession.
Après un paragraphe sur les moyens d'éviter que ces louvetiers ne se transforment en braconniers, Demoncel termine :
Dans toutes les forêts de la frontière où mes établissements ont eu lieu, le gibier de bois s'est singulièrement repeuplé.
Les brigands, dit-on, errent dans les plaines de la mauvaise Champagne et se cantonnent quand on leur donne la chasse dans les petits bois dont ils sortent la nuit pour vexer les fermes comme les nègres marrons en Amérique. C'est une raison de plus pour établir mes brigades de tireurs. Elles sont de huit outre un chasseur à cheval pour suivre les bêtes blessées et porter les avis. J'ai en main la soumission de toutes celles que j'ai formées pour poursuivre les voleurs à la première réquisition des maréchaussées.
Le chasseur à cheval peut la nuit en porter les avis. Par-là les cavaliers seraient aidés à leur tour de 30, 40 ou 50 tireurs auxiliaires pour fouiller les bois, la baïonnette au bout du fusil et en débusquer les brigands que les cavaliers peuvent poursuivre à leur débuché.
Demoncel remet d'abord son mémoire à Rouillé d'Orfeuil puis le duc d'Estissac, qui « en parle souvent au roi », le conduit à Versailles chez Bertin, l'inamovible ministre au département très étendu chargé entre autres de l'agriculture. D'après Demoncel, ce dernier se montre très intéressé par le projet. Enfin, toujours introduit par le duc d'Estissac, il est reçu par Turgot, récemment nommé Contrôleur général des finances, alors cloué au lit par une crise de goutte.
J'ai vu le restaurateur de la France dans son lit de douleurs, c'est je crois l'homme sur qui Diogène eût fixé sa lanterne : homme de génie et tout de feu pour servir l'humanité souffrante. Il m'a fait obligeamment reproche sur ce que je ne lui avais pas d'abord demandé un rendez-vous. J'ai prétexté son état de douleurs. Il m'a répondu que ce n'était jamais pour lui un obstacle quand le cas était pressant et que les sujets du roi pâtissaient, qu'il ne fallait pas épargner l'argent alors, que M l'Intendant aurait toutes les autorisations possibles.
Demoncel rencontre également Bertier de Sauvigny, intendant de la généralité de Paris, et ayant obtenu l'autorisation de chasser sur son territoire, s'en retourne à Villadin après presque cinq semaines passées dans la capitale où, comme l'écrit plaisamment un secrétaire de l'intendant « il n'a rien fait d'autre que fatiguer les ministres ».
Le renvoi de Demoncel
Le 6 mars, Paillot, de retour à Troyes remis de son accès de goutte, écrit à Gauthier :
L’objet du voyage de M de Moncel à Paris était l’établissement d’une louveterie en Champagne et pour cela de former une caisse de 40 000 livres. Il a excédé M l’intendant qui l’avait fait consigner à sa porte, M Bertin, M le duc d’Estissac, M l’évêque de Troyes et moi, pauvre particulier malade à qui il a fait bien mal à la tête. Son projet ne paraît pas avoir pris.
J’apprends qu’il revient ces jours-ci à Villadin et je pense qu’il est instant de m’écrire d’arrêter incessamment ses comptes pour le faire payer et le prier de s’en retourner, n’en ayant plus besoin ici. Sans quoi, la dépense deviendrait considérable. Il a déjà dépensé 600 livres et m’a fait observer bien des fois que j’avais ordre de lui donner tout l’argent qu’il demanderait. Je lui ai répondu qu’à la vérité M l’intendant voulait bien avoir confiance en moi, mais qu’il était persuadé aussi que je tâcherais de modérer la dépense autant qu’il serait possible.
Je le verrai sûrement Vendredi (à Villadin). Si je n’ai pas reçu alors votre lettre, je lui dirai toujours que c’est l’intention de M l’intendant et je vous écrirai où en est toute cette affaire.
Cependant Demoncel, qui a établi son quartier général à Nogent, a repris ses chasses vers Villenauxe (un loup tué le 4 mars) puis aux environs de Villadin, Vauluisant et Pouy. Il a tué une louve que M de Boulogne « si frappé de sa figure, a envoyé à M de Buffon ». Le même Boulogne, conservateur des forêts des environs de Nogent, est averti des ravages causés par cinq sangliers à la Saulsotte. « Requis pour en faire justice », Demoncel intervient avec son équipage et rend compte à l'intendant :
Tous les cinq ont été enfermés selon ma méthode et dès lors tués en une seule enceinte. Je les ai mis aux ordres de M l’abbé Terray, seigneur du lieu. Il en a demandé un gros et un petit, M de Boulogne deux ; le cinquième m’est resté. Il était votre justiciable, permettez que je vous le défère. La hure se gardera pour Pâques. Le tout part pour l’adresse de M de Boulogne, prié de faire comme il a fait le 1er février d’un chevreuil.
Mais le 12 mars, il reçoit une note très sèche de Rouillé d'Orfeuil, sans doute insensible à la flatterie :
D’après le compte qui m’a été rendu, Monsieur, du succès des chasses que vous avez établies aux environs de Troyes, il me paraît qu’il se borne à 5 ou 6 loups qui ont été tués dans la première battue mais que depuis cinq semaines que vous vous êtes absenté, il n’a été tué qu’environ 15 renards et qu’on n’y a rencontré aucun loup quelconque. Il n’y a donc plus lieu d’avoir aucune crainte et il est indispensable de cesser sur le champ une dépense qui deviendrait inutile et qui serait à charge aux peuples.
Je vous prie donc en conséquence, à la réception de cette lettre de renvoyer les piqueurs et les chiens que vous avez menés aux environs de Troyes. Quant à la dépense que cet objet aura occasionnée, je vous prie de m’en envoyer l’état et j’y pourvoirai sur le champ.
Ainsi, le 25 mars, Demoncel prend congé de Paillot, pas fâché de le voir partir:
Enfin MM de Moncel et Bonjour et leurs chiens sont partis hier. Ils doivent arriver demain à Châlons.
M de Moncel quitte la Champagne à regret puisqu’il voulait louer une maison à Estissac. D’ailleurs, il place cette province au nombre des départements de louveterie qui lui sont attribués par le roi. Il a présenté à Paris des projets que plusieurs personnes en place avaient adoptés d’abord. Quelques-unes en sont revenues mais il y en a encore qui y ont confiance et M de Boulogne lui a donné un chien pour le dresser en limier.
Au reste nous nous sommes quittés avec beaucoup de politesse et cependant avec quelque défiance réciproque.
Epilogue
A la fin mars tout est donc terminé. C'est l'heure du bilan. Sept personnes sont mortes de la rage, deux de Villadin, quatre de Mesnil Saint-Loup et une d'Estissac (Annexe 5). Plusieurs restent très handicapées suite à l'absorption de mercure en grande quantité. Le médecin, le chirurgien, l'apothicaire, les curés et le louvetier remettent leurs mémoires pour se faire payer ou rembourser de leurs frais. La dépense totale est de 4387 livres, dont 360 au médecin, 250 au chirurgien de Dierrey, 60 à celui d'Estissac, 358 à l'apothicaire, 1100 pour les secours aux victimes et à leur famille, 2021 à Demoncel.
Un an après, Jacques Dauphin, le zélé chirurgien de Dierrey qui a failli y laisser sa vie, tentera de monnayer son dévouement. En effet, le 5 avril 1776, Paillot transmet à l'intendant un placet adressé au roi par lequel Dauphin demande le privilège de soigner gratuitement les pauvres de son canton, moyennant une gratification annuelle.
Paillot rappelle que Dauphin a reçu, dès août 1775, 250 livres ajoutées aux 48 livres qu’il avait touchées auparavant. Il estime donc que le privilège demandé est difficile à obtenir mais rappelle néanmoins les dangers qu’il a courus et le zèle déployé :
« On avait été obligé d’user de beaucoup de mercure après les malades, qu’il les avait frottés seul, et qu’il en avait été tellement pénétré qu’il avait été très malade et que sans les remèdes prompts que le médecin lui avait donnés, il aurait péri ou aurait été incommodé toute sa vie.
Il est sûr que de pareilles actions mériteraient une récompense particulière, et comme il est fort mal à son aise, je crois qu’il y aurait lieu de lui accorder une nouvelle gratification ou une exemption de taille sa vie durant. »
Rouillé d’Orfeuil transmet à Beaumont, intendant des finances, qui en parle au Contrôleur général des finances. Ce dernier refuse le privilège demandé qui pourrait créer un dangereux précédent mais lui accorde 150 livres ainsi justifiées : « son zèle à secourir les blessés et les risques qu’il a pris ne permettent pas de se refuser à lui donner une marque particulière de satisfaction qui puisse être un motif d’encouragement pour lui et pour ceux qui dans de semblables circonstances pourraient être disposés à suivre son exemple. »
De cette tragédie, il nous reste un émouvant témoignage. Sur l'église d'Estissac est fixée une plaque qui a d'abord été une pierre tombale.
Elle porte cette inscription :
CY GIT LE BRAVE JEAN VERGER
QUI MERITA DE SA PATRIE
UNE COURONNE DE LAURIER
POUR SACRIFICE DE SA VIE
IL T'ATTERA
IL TE VAINQUIT
MONSTRE CRUEL ET REDOUTABLE
ET PAR TA DEFAITE IL S'ACQUIT
ESTIME HONNEUR GLOIRE DURABLE
O VOUS HABITANS DE CE LIEU
PAR AMOUR ET RECONNOISSANCE
RECOMMANDES SON AME A DIEU
RENDES GRACE A SA VAILLANCE
apprehendebam mentium
corum et suffocabam cos.
Je les prenois a la gorge
et je les etouffois
|
Ultime hommage des habitants d'Estissac au garçon charron mort de la rage le 27 janvier 1775, un mois jour pour jour après avoir terrassé la louve de Villadin.